
L'homme à coque
publié le , mis à jourLa voiture est la carapace de l'automobiliste. Il fait corps avec elle.
Se sentant profondément protégé par sa coque, qui n'est autre qu'une extension de lui-même dès qu'il se déplace, souvent dès le premier kilomètre, il est incapable d'apprécier sa vitesse. Il peut même oublier qu'il se déplace.
Le principe même du pare-brise, c'est de parer la brise, d'extraire l'automobiliste de cette expérience qui réveille les sens et nous permet de savoir que nous sommes dehors et que nous avançons.
Mais ce terme est complètement désuet : une brise, c'est un vent doux et léger. Il est réservé aux vents allant de 1 (très légère) à 39 km/h (bonne brise), soit la vitesse atteignable par un cycliste déjà costaud.
Non, à 50km/h, c'est un grand vent, le marin est à l'alerte depuis déjà longtemps, et si l'automobiliste n'a pas les larmes qui lui brouillent la vue, c'est parce que le plastique, l'acier et le verre l'ont extrait de son environnement.
Ainsi il n'y a rien d'étonnant à la situation si fréquente et dépénalisée consistant à se faire frôler son vélo à moins d'un mètre par un automobiliste ne voulant pour rien au monde admettre son erreur, celle qui vous a mis en danger, incontestablement.
Rien d'étonnant non plus au fait que l'automobiliste veuille systématiquement dépasser le cycliste. Lui voler la priorité. Exiger du piéton qu'il lui dise merci, à lui, le roi ou la reine de la route qui a daigné donner au badaud l'autorisation exceptionnelle de traverser le passage... piéton.
Le paradoxe est notable : il se donne les droits proportionnels à sa caisse 1000 fois plus puissante, lourde et blindée que le cycliste. Mais en contrepartie, il écarte d'une légère pression du pied ses obligations, car rappelons-nous qu'il circule simplement dans son corps d'automobiliste. La pédale d'accélération n'est qu'un nouveau tendon qui commande ses dizaines de chevaux mécaniques. Quoi de plus banal ? Il ne comprend pas qu'il est le danger.
Ces rapports physiques de base si déséquilibrés étant déjà intangibles pour lui, n'imaginez pas une seconde qu'il comprenne que son énergie, celle qui met en danger de mort les simples humains à pied ou à vélo qui auraient le culot de bloquer sa ligne d'asphalte toute droite qui bien sûr lui est un du inaltérable, que son énergie s'exprime au carré de la vitesse multipliée par sa masse.
Vous tapez à sa fenêtre, car avec cette fenêtre qui l'isole phoniquement du bruit extérieur, la seule communication possible est un signal binaire à 90db, digne des animaux les plus primitifs, incroyablement plus primitifs qu'au hasard, la coccinelle, paradoxalement plus proche d'une voiture autonome bardée de caméras, d'IA et de 5G.
La où la comparaison avec les insectes s'arrête, c'est que ceux-ci ont naturellement adapté leur coque à leur taille. Les contraintes de base de l'évolution des espèces ne s'appliquent pas à l'homme à coque. Et pour l'instant, les contraintes sociales de vivre ensemble qu'on appelle "la loi" ont elles aussi failli à réguler cette débauche de matériaux.
Mais taper à sa fenêtre, un geste qui témoignerait d'un cycliste "radical" dans une France où la voiture est adulée et le cycliste honni, dans le but de dialoguer, c'est risquer que l'automobiliste qui déjà ne reconnaissait pas sa faute, se laisse aller à une folle rage, un réflexe automatique de défense digne d'une agression physique faite à son corps. C'est normal : dès qu'il est au volant, c'est bien de son corps qu'il s'agit.
Peu importe que l'automobiliste soit captif du système tout-voiture, ou appelle à toujours plus de routes : le fait qu'une fois protégé de sa coque, l'humain se transforme et s'isole, est une constante, même si en pratique l'inhumanité se nuance évidemment entre le chauffard dont la trajectoire jusqu'à l'homicide est toute tracée, et l'automobiliste consciencieux qui par un seul oubli de vérification d'angle mort fera reposer la vie des usagers humains sur leur propre vigilance.
Le rapprochement provocateur entre l'impuissance sexuelle d'un homme et sa grosse cylindrée ne sont qu'une révélation de plus quand à cette évidence. La femme n'est pas épargnée par cette réalité primitive. Elle aussi recherche dans la carrosserie sécurisée de sa voiture le garde du corps qu'elle n'a pas pour affronter ce monde où l'insécurité régnerait, devenant elle-même source d'insécurité.
Cet humain à coque qui tue chaque année plus de 3000 français, dont 500 piétons et 300 cyclistes. Qui blesse grièvement 16 000 personnes, et qui en blesse on imagine par déduction mais sans savoir ce que ça veut dire "non grièvement", le discret chiffre de 230 000 humains.
Ce corps qui permet de tuer sans risquer de peine de prison, et souvent même sans risquer de devoir se défaire du permis de port de cette arme.
Malheureusement, les conséquences de ce trans-humanisme inavoué ne se limitent pas aux drames sur les routes. C'est un drame social.
Une fois admise cette réalité subtile mais pourtant si évidente, que l'automobiliste et l'automobile font corps, on comprend mieux l'épisode des gilets jaunes. Ce n'est pas l'essence qui allait renchérir avec la hausse prévue de longue date de la taxe carbone. Non, cela aurait été un fait économique qui n'aurait pas provoqué une révolte : l'immobilier a eu beau exploser en France, personne n'est descendu dans la rue pour lui.
C'est une denrée bien plus fondamentale qui pour lui augmentait : la nourriture de son extension corporelle.
Il suffit de se poster quelques minutes devant la boulangerie d'une ville de 5 à 10 000 habitants un dimanche par temps doux pour comprendre que le "tout voiture" est toujours une très bonne description des milieux périurbains et ruraux en France.
Posté devant ce commerce essentiel de proximité toujours largement distribué sur notre territoire, vous verrez que personne n'y va à vélo, ou à pied. 10 minutes, 9 bagnoles, 7 autosolistes, un scooter. Ah, et un bus vide, s'il y en a.
Les boulangeries françaises sont, pour l'essentiel, des drives. Elles n'ont juste pas le courage de l'assumer comme le fait MacDo, un magasin issu d'un monde où toutes les horreurs décrites dans cet article s'imposent en taille XXL.
Ce n'est pas une révélation de dire qu'en dehors des hyper-centres de métropole, la France est un territoire 99% voiture. C'est une évidence pour tout le monde, même s'il vaut mieux éviter d'en parler.
Que cette France ne veuille aucunement changer, ça, c'est la grande révélation de ce fait historique majeur de 2017. Il s'est écoulé 5 ans depuis, une demi-décennie qui donnait tout le temps nécessaire pour une transformation significative, et qui nous donne donc tout le recul nécessaire pour analyser la liste des changements de mobilité qui ont découlé : aucun, ou presque.
Bien sûr, beaucoup diront que "les gilets jaunes, ça a peut-être [sic] commencé avec un refus de la taxe carbone, mais c'est devenu surtout un mouvement politique global appelant à plus de démocratie". Évidemment, le coût de l'immobilier dans les zones à fort potentiel d'emploi, couplé au rêve de maison et de jardin, sont également moteur dans ce mouvement. Mais ce sont d'autres sujets qui n'invalident nullement ce constat. Un mouvement politique peut très bien revendiquer une démocratie plus directe et une fin de la spéculation et concentration de la richesse immobilière, mais cela ne présume en rien de son programme pour la mobilité du pays.
Car il n'est guère question ici d'un abandon de l'État. Le mode de déplacement des automobilistes qui décident de rouler jusqu'à la boulangerie seuls dans leur voiture, n'a absolument rien à voir avec la forte propension qu'a le gouvernement élu à détricoter les services publics et donc avec les kilomètres supplémentaires que certains devront faire pour aller à la gare TER ou l'hôpital le plus proche. Quoique, étant donné les ravages de la sédentarité, il est acté que la voiture du quotidien met à mal nos hôpitaux.
Tout ça se décide et se budgète localement, chaque année. Il n'est pas question ici des investissement importants dans le train, où la main de l'État est souvent nécessaire, mais que son manque cruel de vision et d'intelligence économique condamne. Notons quand même qu'en pratique, la création d'un réseau de tram est bien à la portée de la moindre ville de 50 000 habitant si tant est que ses citoyens décidaient de ne pas cramer tant d'argent dans le tout-voiture. Si si, faites le calcul. La voiture coûte un pognon de dingue.
Non, on parle ici de faire 1 à 5 km à vélo pour aller chercher son pain, pas des petites lignes de train qui ferment (justement, d'ailleurs, à cause de la concurrence de la voiture). Créer des zones 20 en ville avec priorité aux vélos et piétons, des places piétonnes, des voies cyclables séparées, des routes secondaires réservées aux cyclistes hors riverains. Financer un déploiement digne des transports en commun. Tout cela est du ressort de la commune, la communauté de commune, l'autorité organisatrice des transports en commun, et le département.
La France gilet jaune le refuse, de façon radicale. Il n'est absolument pas question d'équilibrer la part modale, de faire passer celle du vélo de quelques miettes à 50% sur les trajets les plus courts. À 30% ? Non. À 10% ? Non plus. 5% ? Enfin voyons ! 2% ? Pas la place. Non, non, non. Il n'est pas question de se dénuder, aussi terriblement inadaptée et vide d'occupants cette carapace à 5 places soit-elle pour ces déplacements.
Politiques de gauche : en défendant le mouvement des gilets jaunes sans dénoncer vivement son pan mobilité, vous reniez vos valeurs. Vous êtes, tout simplement, en termes de mobilité et de dépendance aux pétro-monarchies, pétro-dictatures et pétro-dollars, de droite. C'est votre choix, il consiste à suivre vos instincts, vous qui souvent comme l'immense majorité des français n'avez pas encore été extrait de cette carapace mortifère ; ou il peut également émaner d'un calcul électoraliste simple sur la base de cette incontestable réalité sociale. Il est compréhensible, mais il est au mieux douteux, car il a toutes les chances d'enfermer plus encore les Français dans leur coque. On n'annonce pas les 110 km/h après une surenchère sur les stupides milliards de subvention indifférenciée et donc injuste du pétrole.
Car c'est bien ça le sujet : créer une brèche, d'urgence. Permettre au mouton noir, à la brebis galeuse qui se prendra pendant plusieurs années des moqueries et des menaces pour avoir simplement osé faire du vélo, de ne pas baisser les bras.
Après s'être fait prendre sa priorité des milliers de fois par des monstres de 2 tonnes totalement débridés et fonçant avec toute la nonchalance conférée par l'impunité d'une police coupable et d'un ministre de l'intérieur délinquant, à 50km/h dans la zone 30 d'un centre-ville déserté. Déserté de ses habitants bipèdes, en conséquences de plus en plus en surpoids, leurs enfants rendus bigleux par manque d'exposition à la lumière du jour.
Donner le droit à ceux qui font l'effort de s'extraire de ce monde tout bagnole, de circuler en sécurité, ça devrait être au cœur de votre engagement politique, tous les jours. Reconnaître haut et fort, contre les idées reçues, que moins on est riche en France, moins on utilise la voiture et moins elle est grosse, et donc que permettre aux citoyens de s'en défaire, c'est aider les plus pauvres. Un programme qui serait de gauche. Simple, basique.
Il faut avouer que sans l'effort admirable des municipalités de gauche qui elles prouvent leur courage, timide mais palpable, localement, toute perte d'espoir dans la classe politique, de A à Z, serait de mise.
Vous privilégiez le soutien à la colère bestiale des motards plutôt qu'à la lutte pour le droit de respirer un air de qualité. Vous privilégiez le confort, en vérité la débauche d'énergie, d'une classe moyenne relativement à la France, pourtant éminemment riche dans l'absolu de cette planète que l'on détruit irrémédiablement.
Un drame historique qui est venu s'ajouter, ou plutôt que l'on a observé s'ajouter sans broncher, malgré l'état calamiteux de nos bronches, depuis déjà plusieurs décennies, aux vies elles aussi irrémédiablement détruites par le choc physique d'un os protégé par son centimètre de peau qui se fracasse dans un bruit qui traumatise à vie sur la carapace Euro NCAP 5 étoiles Crit'Air 1 qu'a décidé d'utiliser l'homme devenu automobiliste.
La richesse historiquement inédite que la France possède, plutôt que de l'investir dans les hôpitaux, la santé, les services publics, l'éducation, et une infrastructure de transport décarbonée et durable, vous appelez encore et toujours à la cramer dans le pétrole et les assurances bagnole.
Vous vous en doutez peut-être, cet essai à charge ne part pas de rien. Il n'est que la conséquence logique des milliers d'agressions que j'ai subies pendant mes dernières dix années de vélo du quotidien, de l'agression physique par un policier qui défendait le conducteur alcoolisé d'une Audi qui venait de me griller le feu, à la folie d'un conducteur de Mini qui après un dépassement raté par la droite, me voyant sortir mon téléphone pour prendre en photo sa plaque, s'est mis à me supplier en frappant sa carosserie de sa propre tête de ne pas aller déposer plainte, en passant par le stationnement systématique et provocateur des voitures et motos sur les sas vélo.
Deux récentes infractions, qui ont conduit à des altercations car je suis un cycliste qui ne ferme pas sa gueule face aux mises en danger, ont mis en évidence à mes yeux cette réalité de l'homme et de la femme à coque.
La seule explication alternative serait que les humains qui prennent la voiture seraient tous ou presque profondément cons. Cette thèse, couplée au fait que 90% des Français sont automoblistes, conduirait à acter le règne de la connerie généralisée. Je n'y adhère pas. C'est bien l'automobile qui, en plus des problèmes évidents que sa taille et sa puissance imposent, renforce les comportements primitifs et abrutis qui sommeillent en chacun de nous.
La solution est simple.
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