
Le coût des choses
publié le , mis à jourCe soir c'est bière avec tes collègues. Les élections réchauffent les esprits politiques. Et puis l'Europe est en guerre. Deux collègues débattent vivement. L'un des deux, d'habitude plutôt réservé ose balancer ce nom qui sonne roumain et qui l'a visiblement tracassé.
Plein de vidéos de lui sur YouTube qu'il lui dit. "Vas-y c'est important, tu vas pas le regretter".
Tes yeux avaient déjà vu passer son nom dans les recommandations de la chaîne californienne de télévision qu'on nomme YouTube. L'aperçu terne et pixelisé d'un amphi d'université n'était pas vraiment au niveau graphique des miniatures qui t'attirent. Mais quand les algorithmes préparent le terrain et que les gens dans la vraie vie en remettent une couche, tu fonces.
Tu as enchainé les vidéos de ce virtuose de l'allégorie, distributeur de baffes énergétiques et climatiques. Un autre monde s'est découvert devant toi, l'envers du décors. Tu étais fasciné.
Avant ces vidéos YouTube diablement convaincantes, tu avais déjà entrevu le sujet en discutant avec quelques potes que tu considérais comme un peu en marge. Un peu trop collapso pour toi. Dès le lendemain, voir dès la conversation suivante, tu avais enterré leurs arguments.
Mais ce Morphéus de l'énergie-climat t'a invité dans son salon virtuel pour t'énoncer cette faille de notre matrice : plusieurs catastrophes aux allures bibliques s'abattent sur nous, prophétisées depuis de longues décennies par les oracles de notre temps, les scientifiques.
Et pourquoi tu les croirais, ces scientifiques ? Renversons la question : comment ne pas croire ces gens qui ont inventé toutes les technologies qui régissent comme une horloge ton quotidien depuis ta naissance, de l'alignement des rails du TGV à l'intégralité des fonctionnalités de ton téléphone, en passant par la météo et le moteur de ta bagnole ? Ils sont chaque année plus formels : le climat change, c'est notre faute, et c'est la merde.
Cette lagune de savoir était trop irrésistible pour ta curiosité. C'était aussi une abîme, tu t'y es enfoncé. Tu as pris la pilule rouge. Les lettres vertes de Matrix sont en fait des chiffres. Ta vie était régie par un mélange déjà pas simple : une mesure du coût des choses, qu'on appelle €, encadrée vaguement par des considérations morales. Peu rationnelles, mais puissantes pour trier parmi tous les désirs que tu peux assouvir avec les quelques milliers d'€ que tu gagnes par mois.
Innocent, étudiant, premier boulot insouciant, ou assommant. Certains y restent toute leur vie et tu le sais pertinemment. Toi tu as eu l'opportunité, ou la malchance (c'est dire l'ampleur de ton doute), d'avoir atteint cette phase où tu as pu planer dans le savoir jusqu'à tomber dans le puit sans fin de la découverte de ces putains de limites environnementales. Tu n'en reviens toujours pas d'apprendre seulement maintenant des choses bien connues par les experts depuis au moins une génération.
Tu as beau retourner le truc dans tous les sens, la conclusion est la même : il y a au moins une contrainte dure en plus de ce sujet universel qu'est la thune : l'empreinte climat. Elle est chiffrée, tout comme la valeur des choses en euros. Elle s'exprime dans l'unité barbare kilos de dioxyde (deux atomes d'oxygènes) de carbone équivalent, CO2e. Merde, cette unité est tellement pas prête pour le grand public qu'on ne peut pas l'écrire correctement avec un clavier : CO₂.
Et pourtant, on a tous notre compte bancaire virtuel de CO₂ à consommer, la somme de ces comptes faisant le budget climat de l'humanité. On vit déjà à crédit par rapport au climat stable du passé, merci papa maman, tonton et surtout Dick, le papa de ta gentille famille d'échange états-unienne, pour qui le SUV de 2 tonnes est l'équivalent d'une Twingo. On en paie déjà les agios : sécheresses, famines, guerres, déplacements de population (oui, ça veut dire immigration). On a encore un peu de budget pour limiter le réchauffement à 2°C, à 1,75° et même à 1,6°.
Tu as mis du temps à le comprendre, qu'un petit dixième de degrés peut être le point de bascule qui fait perdre toute sa valeur à la douceur de vivre méditerranéenne. Et donc aux milliers de milliards stockés dans l'immobilier dans le sud de la France, déjà en train de perdre son statut de paradis européen, comme l'atteste l'émergence du "tourisme climatique" en Bretagne. Oui, comme tout le monde, l'image d'un héritage immobilier qui perdrait 80% de sa valeur, ça te semble plus concret que zéro virgule trois degrés Celsius.
Mais la contrainte CO₂ n'est que ton 1er choc. L'homme, et plus récemment la femme ont pu s'extirper d'une histoire pour le moins laborieuse. En moyenne dans le monde, car ce labeur concerne encore deux mille vingt deux ans après la naissance d'un homme providentiel, une proportion accablante de l'humanité(e). De façon d'ailleurs fortement corrélée à l'adulation de ce bonhomme et ses fables archaïques, mais c'est une autre histoire.
Toi, tu as eu la tranquillité financière pour découvrir cette maudite vérité : l'argent n'a jamais été le maître du monde réel. Il n'est qu'une grille de lecture humaine secondaire pour appréhender d'autres forces bien plus rationnelles, et en premier lieu l'énergie, qui est la condition primaire de la progression exponentielle de notre confort depuis 200 ans. On la compte en kilos Watt heure, kWh. Encore merci les scientifiques pour l'unité dégueulasse.
Ainsi, même en ignorant le climat, l'économie qu'on chéris tant (ton emploi, ton salaire, ta vie actuelle, et le temps pour trainer sur le Web et trouver cet article) dépend de la quantité d'énergie facile qu'on arrive à se procurer : le pétrole, le gaz, le charbon, les mêmes qui mettront Paris à 50° l'été.
On est là, entre les deux pinces du crabe, le climat et l'énergie. Vous vous rendez compte du bouleversement moral ? Fini le temps des cathédrales, fini le temps des banques centrales. Mais par quoi seront-elles donc remplacées ?
À côté de ce sens inné qu'on a tous développé pour reconnaître la valeur des choses en € (avec plus ou moins de succès, en atteste le fameux pain au chocolat à 10 centimes d'€), ta tête commence aussi à les analyser en CO₂. Le train était peut-être coûteux en €, il devient incroyablement bon marché en kWh (10x moins "cher" que la voiture) et encore plus en CO₂ (100x moins cher !). Le bouleversement de la notion de "pouvoir d'achat" est total.
Tu juges tes propres choix, mais aussi ceux des autres autour de toi, non sans un certain sentiment de culpabilité. Des bulles de CO₂ au-dessus de leur tête. Ou plutôt, des choix de vie qu'ils font, alors que les dangers ont fait mille fois la une des journaux. Évidemment tu t'es frité avec des proches. Le Français moyen est analphabète climatique, c'est un fait dénué de jugement. Toi, tu commences à marmonner quelques notions de base grâce à quelques outils encore peu connus.
Plus tu creuses le sujet, plus tu entres en action, plus l'écart des choix de vie peut amener à des tensions. Tu te pensais bienveillant, on te reproche à demi-mot de ne plus l'être. Pourtant n'est-ce pas la définition même de la bienveillance que d'alerter, là, maintenant, dans la vraie vie sur les causes de la fin irréversible du climat qui nous a donné notre prosperité ?
Tu juges souvent en silence, toujours loin d'être convaincu que c'est ton rôle d'exprimer des reproches. Tu le fais plus volontiers sur les réseaux sociaux, c'est moins intimidant qu'avec les proches, malgré les insultes et menaces.
Il t'arrive de songer que cette camisole de chiffres est néfaste, qu'elle n'est pas nécessaire. Puis tu entends un collègue connu comme "l'écolo" grâce au compost dans son jardin (-100kg CO₂e / an), jardin de 300m² qu'il s'est permis au prix d'un trajet domicile-travail de 10km aller par jour dans son bon vieux diesel "low-tech" de 1500 kg (+ 1 000 kg de CO₂e), te raconter ses voyages "humanitaires" hivernaux à Madagascar (+3 000 kg). Définitivement, oui, ces chiffres sont nécessaires.
Certains pensent s'en sortir en moyennant choux et carottes. "Enfin y a pas que le climat", celle-là tu l'as tant entendue. Oui merci je sais, mais noyer une dette climatique dans d'autres métriques plus reluisantes pondérées à ta guise, autrement dit diluer la laideur de tes choix comme un responsable RSE, non c'est pas ton projet. Les limites planétaires ne sont pas fongibles. C'est compliqué.
Rendez-moi mon monde uni-dimensionné ! L'argent, bordel, c'était si simple ! Impossible pourtant de revenir en arrière. Le savoir ressemble à la gravité, on y échappe pas facilement.
Serons-nous capables de gérer plusieurs notions de valeur, donc plusieurs monnaies non échangeables ? L'histoire dit que l'humain n'est pas fait pour ça. Déjà, l'homme crée des symbôles pour parler de ce qui compte pour lui, et pour compter ce dont il parle. Pour compter le dioxyde de carbone, nous pourrions utiliser le symbôle ⵛ, inventé par le superbe alphabet Touareg. Serons-nous capables de toutes les intégrer dans un seul écu, synthèse des taxes carbone, taxe énergie, taxe d'utilisation des sols et compagnie, bouclier contre les dangers qui viennent ? Tu as du mal à envisager ce monde d'après.
Alors souvent, le refus de la science te tend les bras. Sacralisation des choses "naturelles", visions du monde techno-solutionnistes simplistes ("il suffit de couvrir la Sahara de panneaux solaires"), dogmes quasi-religieux ont pu t'égarer un moment. Des journalistes connus te disent que la science fabrique du doute, qu'elle est corrompue. C'est tentant d'y croire, car à la clef, balec le covid, balec le climat, big machin manipule les scientifiques qui nous manipulent. Ces mêmes journalistes sont pourtant employés par des milliardaires, leurs articles sont à des années lumières du processus critique des publications scientifiques. Ils fabriquent eux-mêmes la peur féroce de solutions technologiques à notre double contrainte, comme le nucléaire (solutions absolument pas parfaites et partielles, mais nécessaires), et promeuvent en parallèle dans leurs colonnes des doctrines sectaires telles que la biodynamie. Ces portes de sortie à la lumière aussi rassurante que suspecte, avec une touche d'esprit critique, la science les a toutes ouvertes, et souvent refermées, en laissant sur place des pages de documentation publiques.
Et pourtant ! L'ampleur du défi dépasse l'entendement. Tu sens bien qu'une bonne dose de foi sera nécessaire, que des cathédrales seront construites. Espérons qu'elles seront moins hideuses que les transformations opérées au nom du dieu voiture. Il reste certes un semblant d'espoir quand à une acceptation internationale rapide de la science comme cadre principal. Mais tu crains bien plus que les guerres se chargent en dernier recours de façoner ce monde d'après. Tu as la certitude qu'agir au plus vite minimise ce risque.
Certains jours aussi, les réflexions qui font l'objet de cette note s'effacent. Il se passe des tas de trucs dans une vie. Tu vois des films, tu vis des drames, tu perds le fil et cette prise de distance t'évite probablement de sombrer dans la déprime. Que ce soit en €, en CO₂, en kWh ou en morale, l'humain semble être conçu pour avoir besoin de faire des écarts.
Tu pensais en être épargné, mais tu as fini par faire ton premier cauchemar climatique. Rigolez pas, c'est vraiment pas agréable. Une barrière de défense s'effondre. On va tous vaciller à un moment donné. Mais n'est-ce pas cette histoire de contraintes environnementales et énergétiques, finalement, le cauchemar ? N'est-ce pas juste une dépression à soigner de ton côté ? N'as-tu pas été embarqué dans une sorte de secte néo-chrétienne nostalgique du pouvoir de contrainte de la religion ? L'actualité est là pour te rappeler que les prévisions des scientifiques ne sont, elles, définitivement pas des fables : le bouleversement climatique est là, il déroule son tapis rouge même dans notre belle France tempérée.
Disons-le, tu es juste une victime de plus de la solastalgie, qui s'exprime de façon complexe. Si ce mot s'est glissé dans la presse nationale, c'est qu'il affecte déjà des millions de gens. C'est une bonne nouvelle : t'es pas tout seul à avoir été désarçonné. Tout le monde ne fait pas l'autruche.
De nombreuses personnalités sont tombées dans le piège qui consiste à opposer les changements qu'ils qualifient d'"individuels" aux changements "collectifs". Ils n'ont vraiment rien compris : si tu as commencé à t'engager individuellement, on devrait plutôt dire unilatéralement, en arrêtant presque du jour au lendemain l'avion et la viande à tous les repas, ce n'est pas par choix mais par obligation morale. Pour ta santé mentale. Pour ton honneur. Pour avoir l'impression d'être utile.
Ce n'était pas réfléchi, c'était du désespoir, de la peur. Et comme souvent, l'espoir renaît d'un petit groupe qui a fait de ces sentiments terribles son carburant pour agir. Initialement stratégiquement aveugle, tu vois bien que cette force spontanée fait sauter beaucoup de barrières. Il faut être de mauvaise foi ou dans le déni pour prétendre qu'un cycliste vu par 100 automobilistes sur un seul trajet, un végan qui sort son tupperware à la cantine ou un retraité qui s'achète un vélo électrique ne font qu'un "geste individuel". Aussi superficiel que les "moi les pubs ça ne m'influence pas" ou "arrêtez de me bassiner avec cette histoire de pression sociale au collège". Pour ces intellectuels, la mode n'existe pas (car les choix "individuels" n'auraient pas de conséquences en chaîne sur les autres individus), et les boucles de rétroaction climatique non plus.
Le but, c'est de changer la norme sociale, et ça passera bien sûr par la loi. Les moyens pour y arriver, incertains, tu les testes en direct, comme ce fut le cas dans toutes les luttes. Personne n'a la recette magique pour convaincre les députés, mais il y a une certitude : un député qui voit de la demande pour le vélo de ses propres yeux, ça vote des lois pour le vélo. Encore plus si sa famille lui en a offert un à Noël.
Car finalement, à travers le puzzle multi-métrique qui semble insurmontable, la carte commence à se révéler à toi, et son chemin théorique, certes ponctué de rond-points imprévisibles, n'est pas si compliqué. Tout ce qui est fossile et qui a beaucoup d'emprise au sol, on arrête. Il s'agit pour l'essentiel de devenir plus anti-pétrole et anti-gaz que les anti-nucléaires : boycotter dès aujourd'hui autant que possible et organiser d'urgence la fin de ces activités. En parallèle, construire la norme sociale écologique, vers laquelle chemine déjà une minorité peu audible.
Une minorité qui comme toi y trouve déjà un bonheur aussi inattendu qu'économique (dans les trois sens du terme). Ça peut faire très religieux tout ça. Pas de quoi t'inquiéter, tu as déjà vu à maintes reprises celui que certains observateurs extérieurs désignent comme le gourou se faire contredire malgré son aversion pour le débat entre experts, par d'autres experts qui prennent eux aussi une place importante dans le mouvement. C'est ainsi que la science fonctionne. Et puis, il s'afirait donc d'un prophète qui se prendrait des centaines de commentaires sur Linkedin et qui y répondrait ? L'histoire serait comique, mais redescendons.
Ce mouvement n'a pas encore de nom véritable pour remplacer le terme "écolo" complètement lessivé. Pas suffisamment d'illustrations, de réseaux, d'influenceurs qui pèsent, de rêves, d'histoires. Il ne s'exprime pas encore avec la violence nécessaire à tout bouleversement social. L'ampleur des transformations requises dépasse l'entendement.
Mais la pression monte. Tu entends un petit bruit émaner de la cocotte minute, quand le conservateur dans le déni croit à la robustesse de sa coque rigide. Cette cocotte, elle représente la terre qui se réchauffe, la perte d'approvisionnement en énergie fossile de la France, et l'extinction des espèces vivantes.
Mais également la prise de conscience de ces catastrophes, pour l'instant bien calme, docile dans ses petites marches métropolitaines festives et inoffensives. Tu as choisi d'engager à bras le corps ta volonté, tes compétences, ton statut social, ou peut-être juste l'un des trois ou encore un autre ingrédient inédit pour construire la soupape encore inexistante. C'est pas tous les jours facile. Mais l'alternative était de garder tes mains sur ton visage en pensant qu'elles te protégeront de l'explosion.
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