Lettre de notre futur post-pétrole
publié le , mis à jourVoilà on y est. C'est la fin de la vie quotidienne telle qu'on la connaît.
La plupart d'entre nous ont trouvé cette nouvelle un peu banale sur FranceTVinfo ou BFMTV, noyée dans des analyses économiques. C'est pas la première fois qu'on entendait ce genre de choses, notre oreille était habituée à entendre son prix varier au fil des embrouilles géopolitiques lointaines.
À force de crier au loup, on n'y croyait plus. Tout le monde refusait l'hypothèse d'un pic, personne n'osait réfléchir aux conséquences que ça allait avoir sur notre vie de pauvres européens.
En un mois, les constructeurs automobile qui n'avaient pas fait l'effort de s'extraire du monde d'avant ont fait faillite. Mais pas seulement : on s'est rendu compte à quel point la voiture électrique dépendait du pétrole, et en l'absence de ce dernier, ses prix ont triplé. Vous vous rappelez du PQ et de la farine la 1ère semaine de confinement en 2020 ? Les véhicules électriques sont partis aussi vite. Certains ont vendu leur maison secondaire pour ça.
C'est tout simplement le concept de voiture qui a décollé vers une autre planète : elle est maintenant la marque d'une famille riche.
Le marché de l'occasion ne vaut presque plus rien, si ce n'est pour faire des conversions vers l'électrique (si on a la chance d'avoir pu acheter une batterie) ou pour récupérer du métal. Une Clio sur Leboncoin se chiffre à une ou deux centaines d'euros maximum. On peut d'ailleurs constater qu'enfin, le vélo y est passé de la catégorie "loisir" à "véhicule".
Tous les jours je pense à ce gâchis, quelle bande d'abrutis on a été. On sait depuis des lustres la valeur du pétrole, sa densité énergétique incroyable, en bref on sait qu'il a permis l'essor de nos sociétés modernes. C'est notre croyance en son abondance qui nous autorisait à cramer sans broncher 10 baignoires de cet or noir pour aller passer une semaine au soleil l'hiver.
Ces 10 baignoires pendant le pic auraient suffit à payer le salaire actuel d'un footballeur du Barça.
La France est en un éclair devenue la deuxième puissance européenne, aux côtés de la Russie. Nos voisins allemands se sont pris une claque plus violente que nous : sans essence et avec un gaz devenu si cher, nos vies modernes sont branchées au réseau électrique. Ce réseau qu'on considérait comme acquis il y a quelques mois, est devenu l'infrastructure prioritaire numéro un.
Le quotidien allemand n'a jamais autant dépendu de la météo, surtout pour les foyers qui ne peuvent se payer le forfait continu. Jamais on n'aurait pensé devoir regarder la météo avant de brancher le smartphone, faire bouillir de l'eau ou aller au cinéma.
Tout ça pourrait n'être qu'un nouveau style de vie auquel on trouverait un certain charme... Mais ce serait sans compter les conséquences économiques : l'industrie allemande s'est effondrée, pas encore assez automatisée pour tripler la production les jours où le soleil est radieux ou bien les nuits pleines de vent. On s'est rendu compte que les concepts de vacances régulières et d'horaires fixes étaient conditionnés à un réseau d'énergie stable, qui dépend aujourd'hui dans beaucoup de pays d'Europe, dans l'ordre : de la météo, du gaz russe et du nucléaire français (tant que nos réserves tiennent).
Les réserves de charbon d'Europe de l'Est sont inutiles : l'accord de Moscou, faisant suite à l'accord de Paris, a tranché. C'est déjà assez la merde comme ça sans pétrole pour qu'on s'inflige +3° de réchauffement. À vrai dire, c'est la grande victoire de cette crise : les humains se sont tous rendu compte de leur vulnérabilité. Loin des imaginaires d'effondrement annonçant une guerre totale, on a réussi à se serrer les coudes, un peu, au moins sur la question du réchauffement climatique. Faut dire qu'avec cette pénurie de pétrole, on avait le vent dans le dos.
Il ne faudrait pas s'imaginer pour autant qu'on vit dans un monde de bisounours, loin de là, et les quelques États pétroliers restants sont devenus des nations redoutables. Faute de réserves suffisantes pour contenter tout le monde, les prix ont d'abord explosé, jusqu'à ce que les premiers pays "riches" actent, non sans difficultés, leur stratégie radicalement anti-pétrole. Les pétroliers ont en conséquence dû baisser leur train de vie mais restent très influents surtout sur le plan militaire.
Non, contrairement à ce que la classe politique française pensait en 2020, l'hydrogène n'était évidemment pas la solution pour l'aviation, alors il a fallu se serrer la ceinture pour que notre armée puisse continuer d'exister. Les conflits locaux sont nombreux, mais plus qu'avant, ils passent au-dessus de notre quotidien et on les oublie, tous à regarder notre nombril, maintenant qu'on s'en fout un peu plus de la stabilité de ces pays qu'on ne visite plus en vacances.
Car évidemment, les vacances en avion à l'autre bout du monde sont des souvenirs coupables de la belle époque.
Le plus terrible au niveau international, ce ne sont pas les guerres, mais évidemment les conséquences du réchauffement climatique et de la chute des écosystèmes, qui se font sentir davantage tous les 2 ou 3 ans. Il y a eu la grande famine d'Afrique du Nord, puis juste après la grande sécheresse simultanée au Moyen Orient et en Asie. À la télé, c'est moins impressionnant que les feux de forêt australiens, brésiliens et sibériens de la fin des années 2010 (eh oui, à l'époque on avait quelques indices...), mais dans les statistiques morbides, on s'est malheureusement rapproché du rythme des grandes guerres.
À l'époque, on nous expliquait que quelques degrés de plus en moyenne sur la planète, c'était une petite dizaine sur les terres. Et que le trio canicule, manque d'eau et agriculture, ils ne s'entendent pas bien du tout... eh bien on s'en foutait. Pas au sens d'un simple "je m'en fous" mais au sens de "oh la la ça craint, bon à plus je dois aller faire les courses à 5 km avec ma bagnole, au moins je trie mes déchets, et puis de toutes façons les Chinois...".
Ce qu'on a vécu n'était pas un effondrement total. Le PIB s'est certes complètement crashé, et les salaires avec. On s'est rendu compte par la pratique que nos sociétés sans pétrole étaient comme nos corps sans nourriture. On avait vécu sur une magnifique source de calories gratuites qui nous avait donné la santé de demi-dieux.
La bonne nouvelle, c'est qu'on a aussi compris par la pratique à quel point cette source magique avait été un effet d'aubaine pour nos sociétés en surpoids, inefficaces, et qu'on pouvait vivre bien avec 3 fois moins de PIB. Je dis 3 fois moins un peu sans le savoir, car ça fait déjà des années que l'INSEE a abandonné cette mesure simpliste de notre "économie" (ce mot me fait rire).
Qu'on pouvait faire la plupart des choses qui nous donnent du bonheur de façon plus sobre. Cette lettre que vous lisez, je l'écris à la lumière de ma bougie sur une feuille de papyrus... Mais non je déconne, j'ai un smartphone qui vous ferait rêver ne serait-ce que par son autonomie de deux semaines, j'ai déjà terminé mes 3,5 jours de travail par semaine et ce soir c'est apéro en terrasse avec les amis.
Comme souvent, on risque de débattre d'un sujet très médiatique aujourd'hui. Plus question pour l'État d'injecter dans l'industrie des milliards comme en 2020 suite au premier confinement : les recettes fiscales publiques ont fondu. Je crois qu'on ne mesure pas encore assez l'ampleur de la réforme fiscale qu'il faudra. C'est la feuille blanche, c'est à la fois déroutant et magnifique d'avoir l'opportunité de tout réécrire.
En parlant d'apéro en terrasse, les grandes villes sont devenues de petits paradis. Imaginez les terrasses post-covid mais fois 10. Les vidéos des rues de 2010 ressemblent à une dystopie cauchemardesque, bruyante et sale. C'est la définition de la rue qui a changé. On ne savait plus quoi faire de tout cet espace public routier inutilisé, qui était dédié au feu dieu pétrole. Alors il s'est passé ce qu'il se passe sur un terrain vague : la forêt a envahi la ville, et on ne l'a pas empêchée, on s'y est seulement invités. Les programmes de la "vague verte" aux municipales de 2020 feraient rire n'importe quel citadin d'aujourd'hui.
Personne n'aurait imaginé que Decathlon deviendrait l'un des plus grands constructeurs de véhicules européens. Quand les éléphants quittent la scène, on remarque d'un coup le reste de la faune. La petite reine n'a plus rien de petit : elle est, avec toutes ses variantes plus ou moins originales, en symbiose avec les artères ferrées, le tissu sanguin de nos sociétés.
Contrairement à ce que beaucoup pensaient, l'immense métropole parisienne n'était pas si mal barrée. Cœur de l'étoile ferrée française, et donc aujourd'hui du seul réseau de transport longue distance rapide restant, elle a pu rebondir après le chaos initial, où tout le monde n'avait qu'une idée en tête : se nourrir. On s'est vite rendu compte qu'en faisant renaître le fret sur les grands axes ferroviaires reliés aux petites lignes, elles-mêmes reliées aux champs par des navettes électriques, on s'en sortait très bien sans pétrole.
En parlant des champs : on avait aussi oublié leur dépendance aux hydrocarbures. Après un besoin soudain massif de main d'oeuvre, nous avons entamé avec succès une phase d'éléctrification et d'automatisation, grâce à de grandes innovations techniques financées par l'État et en conséquence, rendues libres pour le reste du monde. Cette débauche d'idées n'a pourtant pas suffi à remplacer l'or noir : en bref, manger n'est plus gratuit.
Heureusement pour les jeunes, le poste logement de notre budget a lui dégringolé. La bulle immobilière du début du siècle a tout de même tenu 20 ans, avant d'exploser au contact de la violente réalité d'un climat réchauffé. Le marché n'était évidemment pas prêt à encaisser l'alerte de la formation du premier désert métropolitain, ni les premiers blackouts électriques causés par la climatisation généralisée.
Les villes actives et centrales restent chères, mais il n'est plus question de payer un studio hors de prix et mal isolé pour y rôtir lors de la demi-douzaine de canicules annuelles. La Normandie, le Nord et la Bretagne are the new Côte d'Azur, les blagues sur le climat breton sont ringardes. Heureusement, toute cette nouvelle côte tendance n'a pas suivi les délires d'urbanisation du nouvel État indépendant du Cotentin.
Au-delà de la capitale, tout le pays était bien préparé à la crise, encore une fois grâce aux rails, connectant la plupart des villes. On a de suite débitumé et réhabilité les lignes abandonnées pour connecter un tas de petites villes, mais sans les électrifier : vous pensez bien qu'entre équiper un TLR (Train Léger Régional) ou 3 Teslas avec le peu de lithium qu'on a commencé à extraire localement, la question elle est vite répondue. L'État a vite encadré la vente de batteries.
Si l'on a pu relier à nouveau les villages anciennement ferrés, il était évidemment hors de question de construire des rails pour les ilôts résidentiels peu denses. Beaucoup sont abandonnés aujourd'hui, d'autres prospèrent grâce à l'engagement de leurs habitants, dans un choix de vie hyper-locale qui leur convient.
Le CAC s'est évidemment effondré. Beaucoup de gens ont encadré la une du Figaro : "L'état rachète les miettes du CAC". Mais le plus drôle, c'était l'annonce du rachat de Vinci autoroutes par la SNCF. Nos autoroutes faisaient de magnifiques bases pour de nouvelles lignes de train structurantes, on y a posé des rails et des caténaires. De nouveaux villages étranges ont vu le jour autour des aires d'autoroute, devenues des haltes intermédiaires et les bassins d'emploi de notre pays en marche forcée vers la réindustrialisation.
La SNCF n'est pas la seule a avoir tiré son épingle du jeu : la petite OBB autrichienne, connue en 2020 seulement du club des fans du train de nuit, a tout simplement pris la main sur le transport inter-pays en Europe et sur les imaginaires d'Instagram. Leur gamme de voyage va de l'auberge de jeunesse sur roues au palace 4 étoiles. Le soir, on peut quitter la chaleur étouffante d'une canicule à Nice et profiter au petit déj' en wagon bar du lever de soleil sur la rade de Brest.
RyanAir, EasyJet et compagnie se sont crashés en vol, incapables de faire décoller des avions de ligne à 1 million d'euros le plein de kérosène. Enfin, façon de parler : on n'a plus en tête aujourd'hui le prix au litre d'un bien si rare et contrôlé. Chaque métropole a maintenant son Tempelhof (l'aéroport abandonné de Berlin transformé en magnifique lieu de vie commun), un peu comme on a une cathédrale. Mention spéciale pour le Parc Naturel Nice Côté d'Azur, où le Var a retrouvé son delta sauvage en pleine métropole.
À ce propos, vous n'imaginez pas à quel point les gares sont devenues les temples de notre temps. Vivre près d'une gare (même les villes moyennes en ont plusieurs), c'est être à proximité immédiate de mille villes européennes... mais ça dépasse l'aspect pratique. Les quartiers de gare sont l'âme et l'étendard des villes, un nouveau terrain de compétition.
Si vous faisiez un saut dans le futur le temps d'une journée, la première chose qui vous frapperait, ce serait le calme. Le pétrole servait principalement dans les moteurs à explosion. C'était pas facile de calfeutrer des milliers d'explosions par minute, même avec toute la force d'ingénierie d'un grand constructeur automobile. Aujourd'hui, on entend un moteur à explosion comme on entend parfois dans certains quartiers, des cloches, ces reliques qui nous rappellent le quotidien de nos ancêtres. Il était riche, aliéné, coupable.
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